Anti militarisme et caricature
paru en 1989 comme préface à l'album de Bande Dessinée : Où vas-tu petit soldat ? A l'abattoir !
(Editions du Monde Libertaire)

Le 9ème art n'a jamais fait bon ménage avec l'art de gouverner ou de faire la guerre.

    Dans toute l'histoire de la caricature, certains types reviennent en leitmotiv : le militaire, l'ecclésiastique, le bourgeois.
    Peut-on conclure que la caricature est essentiellement antimilitariste, anticléricale et anticapitaliste ? Hélas non !
    Si de tous temps, la soldatesque a été l'un des points de mire des humoristes, le plus grand nombre d'images qu'ils nous ont laissées exprime plus la sympathie que la hargne. Il ne faut pas confondre le comique troupier et l'antimilitarisme. Or, si depuis le moyen âge, le soldat a été, avec la femme et le moine, l'une des figures les plus vivaces de la caricature, si la caricature s'est raillée des tournois des mousquetaires matamores, des chevaliers en armures (Gustave Doré), des grognards de l'Empire (Charlet, Vernet), tout cela est plutôt gentil.
En réalité, la plus part des caricaturistes ne se moquent guère que des soldats ennemis. Leur antimilitarisme est seulement xénophobe. Sous le second empire, nous voyons une foison d'images ridiculisant les soldats autrichiens, russes, chinois. En flattant ainsi la xénophobie de nos compatriotes, Cham et Gustave Doré ont contribué à aider Napoléon III dans ses visées impérialistes.
    De même, en 1914/1918, les caricatures " anti-boches ", si nombreuses et celles de Forain notamment, ne firent que s'intégrer dans une ambiance cocardière. Si l'on excepte quelques rares images - L'ordre règne à Varsovie - de Granville, publiée dans la Caricature en 1831 ; le rêve de l'inventeur du fusil à aiguille, de Daumier, publiée dans le Charivari en 1866-.
Il faudra attendre la fin du XIXe siècle et le début du XXe pour que naisse une véritable caricature antimilitariste qui anticipe sur la caricature et la bande dessinée actuelle. Et même, dans ces deux superbes et terribles documents, signés Grandville et Daumier, se sont encore des armées étrangères qui sont mises en cause.
    De 1881 à 1914, les revues satiriques se multiplient : La caricature en 1880, le Rire en 1894, l'assiette au beurre en 1910. La violence, atteinte aussi bien dans le graphisme que dans l'expression, font de cette période l'âge d'or de la caricature. Il faudra attendre les années 1960/1970 pour que la caricature retrouve la vigueur, la force contestataire des années dites de "la belle époque". De l'assiette au beurre à Hara-kiri et à Charlie-hebdo, l'esprit est le même, superbement retrouvé après un entracte plutôt fade d'une cinquantaine d'années. Pendant ces cinquante, le colonialisme connut ses beaux jours.
    Or, la caricature anticolonialiste est assez rare.
    Si Steinlen, Grandjouan, Willette dénoncent la brutalité de la colonisation française, ils sont une exception.
    La plupart des dessinateurs sont bien anticolonialistes, amis ils ne s'en prennent qu'au colonialisme des autres : les camps de concentration au Transvaal, la famine aux Indes, les visées allemandes sur le proche orient. Mais les images de Steinlen, de Jossot sont inoubliables et ont certainement contribué à faire prendre à leurs contemporains conscience de l'horreur militaro-colonialiste.
    Trois images sont à rapprocher.
    - Celle de Jossot qui date de 1902 et qui nous montre un soldat au casque colonial blanc, présentant à son officier les deux enfants noirs qu'il a embrochés avec sa baïonnette. Réponse de l'officier "deux d'un coup, c'est superbe ! Tu auras la croix !"
    - Celle d’Aristide Delanoy qui date de 1903, nous montant un zouave hilare, portant transpercé sur sa baïonnette un enfant noir. La légende est extrait de la plaidoirie d'Aristide Briand, alors avocat : "l'armée est un milieu de dépravés qui ne raisonnent pas, qui vont les yeux hagards et qui tout à coup , ne trouve rien de mieux à faire que de plonger leur baïonnette dans le corps d'un de leur semblables."Celle que Reiser a dessinée pour la couverture d'Hara-kiri le 1er décembre 1969. Titrée "Pour une guerre plus humaine", elle nous montre un militaire tenant un enfant écorché par le pied, comme un lapin écorché et le mesurant avec un mètre de menuisier "Merde ! Il n'a pas la taille réglementaire ! Je vais encore avoir des histoires".



    La caricature antimilitariste au début du XXe siècle s'est surtout concrétisées dans les dessins de Steinlen, de Jossot, d'Herman-Paul, de Delannoy, de Naudin. Jossot collaborateur aux Temps nouveaux de Jean Grave, n'était pas un anarchiste militant, mais il admirait Darien qui, en 1893, publiera dix numéros d'une splendide revue satirique l'escarmouche.
    L'essentiel des dessins de Jossot se trouve dans l'Assiette au beurre -trois cent dessins- . L'armée, la police sont les cibles de prédilection. Son trait en spirale, si caractéristique du modern'style, donne à ses dessins une personnalité exceptionnelle. Il a le goût de l'énorme, du saignant, comme l'aura Reiser. Dans l'album consacré par le Vent du ch'min à Aristide Delanoy, Henry Poulaille écrit que, âgé de douze ans, fouillant dans le tiroir où son ouvrier de père rangeait ses papiers, il avait découvert la caricature d'un général, pacificateur au Maroc, le montrant ensanglanté : un vrai saigneur.
    Ce dessin, signé Delanoy, ne cessera de l'obséder et contribuera certainement à la vocation pacifiste de Poulaille. " Combien de fois, écrit-il, son général au bras sanglant, qui m'avait éberlué, me revint à l'esprit ". Delanoy, qui fut condamné à un an de prison pour ce dessin, en mourut. Delanoy collaborait au Pioupiou de l'Yonne, feuille antimilitariste annuelle destinée aux recrues lors du départ des classes, ce qui lui valut de nombreuses inculpations pour "injure à l'armée".
    La caricature antimilitariste n'est en effet pas un amusement, même si elle peut faire rire le lecteur. Bosc et Siné, nos plus fougueux caricaturistes antimilitaristes contemporains (avec Reiser et Tardi) ont été - eux aussi - souvent inculpés, notamment au moment de la guerre d'Algérie, qu'ils avaient le courage de dénoncer.
    L'impopularité de l'armée, au début du siècle venait surtout de ce qu'elle était alors briseuse de grèves. Lorsque vint la guerre de 1914, la plupart des dessinateurs de Rire et de l'Assiette au beurre devinrent militaristes.
    Mais il est vrai que l'union sacrée entraîna dans une hystérie revancharde aussi bien Kropotkine que Jean Grave. Seuls Steinlen et Hermann-Paul, anarchistes internationalistes, résistèrent à la marée patriotarde. Rapprochons aussi, de Georges Darien, Albert Naudin, dont les images contres les bagnes militaires publiées dans l'Assiette au Beurre en 1905 illustrent parfaitement Biribi.
    Le premier dessin parut dans l'express le 13 mai 1958.
   Pendant toute la guerre d'Algérie, Siné dans l'Express et Bosc dans le Nouvel observateur nous ont permis de ne pas complètement désespérer devant l'étalement de la cruauté et de la bêtise. Après sa rupture avec l'Express, en novembre 1962, Siné placé au banc de l'infamie, fonda son propre journal : Siné Massacre puis, en Mai 1968, L'Enragé, où la contestation apparaît, certainement comme la plus violente depuis celle de l'Assiette au beurre.

    Neuf mois plus tard naquit le fils de l'Enragé, Hara-kiri, puis en 1970 Charlie hebdo.
Dans toutes ses publications, le dessin antimilitariste s'exprima avec une vigueur digne de celle de Jossot, de Grandjouan, de Steinlen. Le même esprit libertaire s'y retrouve. Bosc avec ses soldats moutonniers, au même long nez rappelant celui d'un général, défilant interminablement avec la même indifférence que se soit pour la guerre ou pour la parade, s'est créer un style particulier. Ses personnages parfaitement normalisés, qui laissent tomber les blessés qu'ils transportent afin de ne pas manquer de saluer un officier ; qui s'élancent dans un précipice baïonnette au canon s'ils en ont reçu l'ordre ; qui défilent en traînant en queue de bataillon le cul de jatte du régiment, n'ont pas la violence de ceux de Siné ; mais dans cette manière de ne pas y toucher, dans cette feinte indifférence, Bosc a créé des gags antimilitaristes énormes et dont la portée a été aussi considérable que ceux de Siné.

Les images réunies dans cet album montrent la pérennité du dessin antimilitariste.
Tant qu'il y aura des militaires, tant qu'il y aura des guerres, le dessin antimilitariste demeurera une arme qui peut paraître dérisoire à côté des sous-marins nucléaires et des exocets. C'est en effet une arme qui ne tue que le ridicule.
Elle fait mourir, mais de rire. Elle suscite aussi, ce qui mieux la colère, l'indignation, la révolte.
Elle justifie l'objection de conscience et le refus d'obéissance.
Elle appartient au petit arsenal des contre-pouvoirs.
Car la caricature, le dessin d'Humour, la bande dessinée ont cela de bien qu'ils sont faits pour être diffusés. Ce sont avant tout des dessins de presse. Par là même, ils sont une arme à longue portée. Contrairement à la peinture qui, même lorsqu'elle se veut contestataire, n'échappe pas au cercle magique des galeries marchandes, des musées, des collectionneurs, l'humour graphique est lâché dans la rue, dans les kiosques à journaux, sur les murs, voire sur les trottoirs où toujours traînent quelques imprimés.
L'avantage de l'humour, c'est que tout le monde ne le comprend pas tout de suite. Le gendarme de service ne s'aperçoit du scandale qu'à la tête des gens ; ceux qui rigolent et ceux qui sont rouges de colère.
Alors tombent les punitions. Mais la vérité est lâchée, elle court, se répercute.
La vérité est militante. La caricature antimilitariste aussi.

Michel Ragon


Dessin de Tardi pour la couverture de l'album : Où vas-tu petit soldat ?

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A lire :
Où vas-tu petit Soldat ? Album de dessins antimilitaristes (Editions du Monde libertaire)

 

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