LE MONDE | 09.01.08 | 16h52 • Mis à jour le 09.01.08 | 16h52

Bosc ou l'uppercut du gag :

 

      Mon château, ma voiture, ma femme, mon chien... mon cul." Ou encore, cet homme en extase devant l'étron d'un artiste : "J'aime beaucoup ce que vous faites." Ces deux dessins les plus cités de Bosc (1924-1973) ne le résument pas. Les dessins de Bosc se passent de paroles. Ils viennent de Chaval, autre grand dessinateur. Ses visages inexpressifs annoncent Copi.
      Bosc est méconnu. Après une grande exposition à Saint-Just-le Martel (2005), un accrochage passionné mais modeste à Cluny récemment, la remarquable rétrospective sur trois niveaux, avec 157 inédits, que lui consacre le Karikatur & Cartoon Museum de Bâle, en Suisse, doit inverser la tendance.
      Economie, trait minimal, uppercut du gag, tension de l'idée - Bosc frappe à l'essentiel. Le rire se casse d'un coup sous la mélancolie. "Peut-on dessiner la Bêtise ?", se demande Loup. Loup, après Cabu, est de la troisième génération des dessinateurs à aimer Bosc. Ils s'en servent. Le dessin se réveille d'un lourd sommeil dogmatique.      "Peut-on dessiner la Bêtise ?" Sans doute : elle pose constamment à tous les coins de rue.
      Deux dessinateurs ont tenté la chose : ils en sont morts. Et d'identique façon. Chaval en 1968, Bosc en 1973 se donnent la mort. La veille, le 2 mai, Bosc écrit à sa sœur : "Tu feras graver sur ma tombe le dessin du cortège funèbre qui défile devant une affiche de La Vache qui rit." En 1973, Jean-Maurice Bosc, rare dessinateur à ne pas raccourcir son nom, vit à Antibes. C'est le seul climat qu'il supporte. Il est né à Nîmes, a grandi à Aigues-Vives, et décide, à 20 ans, de s'engager en Indochine. Passion, aventure, honneur, connerie, la guerre. Quatre ans après, meurtri, brisé, il revient au chai de son père : "Je ne mangerai plus jamais. Je ne dormirai plus jamais." Il tient parole.
      Il vient d'écoper de la médaille militaire (dessin marrant). Inapte à tout, il dessine. Sur les photos, il affiche une belle gueule d'époque, beau mec, mince comme un fil, faux air à la Brel, sourire éclatant sur la plage avec les filles, nez si fin. Bizarre, car tous ses personnages accablés, expressifs au possible, ont un blair pas possible. En 1958, on se dit qu'il aura, à lui seul, inventé le profil de De Gaulle, "son seul ennemi".
      Un prêté pour un rendu, ses dessins antimilitaristes lui valent un mois de prison avec sursis et une amende. "Ne me demandez pas pour quelles raisons mes personnages ont un grand nez, je serais incapable de vous l'expliquer." Hélas, deux photos apportent la réponse ; celle de la grand-mère (genre tape-dur) et celle de la mère : pour le tarin, pas besoin d'un dessin, on comprend tout.
      Il change ses photos en gags, comme s'il ne s'aimait pas. Le seul chat qu'il dessine, à l'encre bleue, il lui écrase la queue à vélo (photo retouchée). Ou alors, sous une affiche de film à l'ancienne (avec Jack Palance et Anita Ekberg), il pose à genoux, veste de cachemire crème, chaussettes immaculées, et derrière, rions un peu, le titre : "Signes particuliers, néant". En tenue de bain, ses jambes sont belles.
      Signes particuliers, néant. C'est ça. Son premier livre, en 1956, s'intitule : Petits riens. Il a déjà publié en Allemagne et l'année suivante en Suisse. Il a travaillé dix-sept ans pour Paris Match. A Châlons-sur-Marne, Cabu tout jeune le repère : "C'était très gonflé, dans les années 1960, de dessiner comme Bosc. Pas de trait académique, mais jamais d'erreur de dessin. Aucune fioriture, aucun superflu, tout au service du gag, et c'est pour cela que son trait reste si moderne."
      Avec le temps, le trait de Bosc rajeunit. Dompteurs désemparés, picadors bien embêtés, couples très très couples, lions tristes, vieille fille piquant un fard en peignant (le modèle est une statue d'Apollon, elle va attaquer le zygomar qu'elle a gardé pour la fin), pompiers paresseux, corbillards disciplinés, foules, clones, prémonitions (le musée gratuit, le présentateur de télé), animaux, mort, villes, îles désertes, et puis des soldats, des généraux, comme chez Vian, comme chez Brassens, l'interminable défilé de la bêtise. Sans leçon. Sans pitié.
      "Le dessin d'humour exige la maîtrise du chirurgien et la mentalité du boucher", a dit le dessinateur anglais Ronald Searle. Ajouter la raison froide du toréador que moquent Dubout, Chaval, Siné, Cabu, Bosc ; le toréador, leur analyste à tous, leur envers complice. Les dessinateurs voient tout avant nous. Ils voient aussi ce que nous ne voyons pas. Ils voient surtout ce que nous avons toujours vu sans le voir. Certains en crèvent. Nous rions.

Francis Marmande
Article paru dans l'édition du 10.01.08.

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