BOSC / Voyage en Boscavie


- Midi Libre, Mercredi 18 mars 1959, page 8


                                                     Avec le caricaturiste Bosc, qui naquit à Nîmes et grandit en Aigues-Vives avant de se couvrir de gloire internationale, faisons un voyage en Boscavie, mais ne demandons pas à un Boscave ce qu'il est, où il est, d'où il vient.

                                                     Le Boscave ne sait pas : il n'a pas la tête métaphysique !

                                                    Deux évènement sont attendus à Paris, qui vont ramener l’attention du public sur la personnalité et l'œuvre du caricaturiste Bosc.
                                                    D’une part, un film de court métrage explorant l’univers du petit monde de Bosc avec les ressources propres à la caméra. Sous le titre de Voyage en Boscavie, il a valu récemment à ses auteurs, deux journalistes, MM. Herman et Choublier, le prix Emile Cohl 1959 du dessin animé. M. René Clair, lui-même, qui n'est pas suspect de sympathie envers les journalistes, fussent-ils en rupture de stylo, n’a pas craint d'ajouter sa voix à celle des autres jurés pour honorer le travail de nos confrères, et à travers lui, bien entendu, l'œuvre de Bosc. D’autre part, les éditions Jean-Jacques Pauvert préparent un recueil d'inédits, Le tyran de Boscavie.
                                                     Or Bosc n’est pas seulement un caricaturiste universellement connu, familier des lecteurs de Punch en Grande-Bretagne et de ceux de Paris-Match en France, publié en Allemagne et apprécié jusqu’au Japon. À ces qualités, il ajoute celles d’être né à Nîmes et d'avoir grandi en Aigues-Vives, dans la modeste propriété familiale, avant d’aller déguster à Cavaillon, dans un chantier de jeunesse, les melons amers de l'Occupation.
Enfant du Midi, Parisien d’adoption, Bosc méritait bien que Midi Libre marque d'une pierre blanche le chemin de son succès.

En route pour la Boscavie
                                                      Ne cherchez pas la Boscavie sur la carte du Tendre, mais plutôt dans celle des états majors... Ce pays, en effet, a si bien consacré ses énergies à l'entretien de son armée que le peuple boscave ne s'accorde même pas le repos du guerrier ! A plus forte raison, ne saurait-il cultiver la petite fleur bleue. Le voudrait-il, d’ailleurs, qu'il en serait bien empêché car la gent féminine est très mal représentée en Boscavie. N’ayant guère de compagne pour tenir son intérieur, le boscave n'a pas d'intérieur, ni même de vie intérieure. Sa vie, elle se passe à défiler sur la place publique ou bien à regarder défiler les autres. Il s’agit, en général, d'une formation militaire, mais à l'occasion, un orphéon ou un cortège funèbre suffiront au boscave pour satisfaire son instinct grégaire. Et si, d’aventure, quelque chose de son comportement, venait à le distraire de la masse boscavienne, il s'efforcerait aussitôt - pas toujours avec bonheur, il est vrai - de résorber cette déplaisante singularité. L'enfant boscave lui-même - les boscaves se reproduisent malgré tout - prend part au défilé et le bruit de son pas ne se distingue pas dans le piétinement sourd de la Boscavie en marche.
Cependant, vous qui les regardez passer sous le ciel blanc du papier, ne vous hasardez pas à arrêter un Boscave pour lui demander ce qu'il est, où il va, d'où il vient : il n'a pas la tête métaphysique. Mais nous, on sait.

La visite à Bosc
                                                     Dans son deux pièces de Gournay-sur-Marne, à 17 kilomètres de Paris, autant dire à cent lieues, le créateur de la Boscavie prend figure de solitaire. Mais comme tout vrai solitaire, comme tous ceux qui le sont par exigence intérieure et non par crainte ou horreur des autres, Bosc vous accueille avec une simplicité et un bonheur qui étonnent et déconcertent. Taciturne sans tristesse, nourrissant la conversation de silences bienveillants, attentif et calme, Bosc est un de ces êtres qui ne font rien qui ne leur soit propre - comme si l’intensité de la méditation personnelle marquait et retenait chaque geste, chaque parole. Tout en lui est visiblement gouverné ; un Sétois de nos amis n'aurait pas hésité à dire aussi de Bosc qu'il a, en lui, tué la marionnette.
Bosc parle de son travail.
« On ne devrait pas, dit-il, être obligé d’avoir plus d’une ou deux idées par mois. »
Mais les dessins accumulés sur sa table viennent éclairer ce qu’il appelle une idée. C’est un thème qui, soumis à une exploration tenace et systématique, s’exprime en cent dessins différents, chaque fois selon une orientation nouvelle. Ce monnayage d'une idée en une multiplicité d'images, c'est le principe de sa recherche.

Bosc dessine plus blanc
                                                    A voir de près cet océan lumineux de papier Canson, on s’étonne qu’une lessive célèbre n'ait pas encore fait à Bosc des proposition puériles et honnêtes. Entre Mose, Chaval et quelques autres de ses confrères, Bosc, en effet, dessine plus blanc.
Quand on cherche les données techniques de ce sentiment de blanche étendue, on trouve un trait plein de retenues, qui se borne à contourner la forme, et des lignes de perspective n'atteignant jamais, quand il existe, le cadre du dessin. Enfin et surtout, le rapport d'infiniment grand à infiniment petit que le paysage urbain ou naturel entretient avec les personnages volontiers minuscules.
                                                   « La raison de mon style, dit Bosc, c’est que je ne sais pas dessiner ».
Ce n’est pas un clin d'œil, une boutade, une manifestation d’orgueil rentré, mais une allusion aux conditions exceptionnelles d’auto-didactisme par lesquelles Bosc a inauguré une fulgurante carrière.
                                                   Il débarque à Paris le 11 novembre 1952 avec 25. 000 francs en poche et 49 dessins rescapés d’une impitoyable sélection qui avait porté sur 600.
                                                  Deux mois auparavant, deux mois seulement, l’ange de la caricature était venu le visiter, une bouteille d’encre de chine à la main, sur ce divan de la maison paternelle d’Aigues-Vives, où il se remettait d'une longue fatigue. Jusque-là, il avait surtout manié la hache aux chantiers de jeunesse, le fusil comme engagé volontaire, dans l’armée du débarquement, puis pendant deux ans et demi en Indochine, le sécateur dans les vignes de la propriété familiale.
                                                 Avant guerre, il avait bien été le premier de sa classe en dessin, au Collège technique de Nîmes, « mais uniquement parce qu'il en fallait un », nous assure-t-il, et nullement parce qu’on aurait remarqué chez lui des dons vraiment au-dessus de la normale.
                                                Bosc à Paris se précipite donc à Paris-Match, dont il peuple les antichambres. Il a jeté son dévolu sur Paul Chaland qui ne peut plus faire un pas sans retrouver en travers de son chemin ce long jeune homme obstiné.
« J'avais mis mon meilleur dessin sur le dessus de la pile, dit Bosc, et je le lui tendais ».
Une semaine plus tard, avec l’imprimatur de Raymond Castans, alerté par Paul Chaland, Paris-Match présentait à ses lecteurs un débutant, dont il excusait d'avance « la fraîcheur malhabile ».
                                               La suite a prouvé que cette fraîcheur tenait beaucoup plus au style qu'à la maladresse ou plutôt que cette maladresse s'érigeait en style. La manière de Bosc est restée sensiblement ce qu'elle était au premier jour. Et s'il y a eu quelque évolution, elle s’est faite dans le refus de toute « amélioration » du dessin, de tout « progrès », par la régression vers une forme toujours plus nue.
                                              En réalité, si la représentation du monde boscave requiert cet ascétisme du trait, cette économie forcenée des moyens qui mobilise jusqu'au blanc du papier, ce n'est point faute de pouvoir être « mieux » dessiné, mais parce que cela est nécessaire et suffisant à son expression.
Plus la silhouette boscave sera schématique sans tomber pour autant dans l'abstraction du schéma, plus il sera immédiatement lisible que cet anonyme personnage n'est pas une personne, mais une unité quelconque perdue dans le nombre.
De même, si les dessins de Bosc n'ont presque jamais besoin de légende, ce n’est pas seulement parce que les situations où les boscaves se mettent sont si explicites qu'elles se passent de commentaires ; ce n'est pas non plus parce que Bosc se méfierait de la parole volontiers bavarde, préférant le laconisme du dessin. Plus profondément et plus gravement, c’est la vraie et authentique parole qui se trouve bannie de Boscavie ; celle qui sert aux hommes pour communiquer entre eux. Le boscave, qui fait silence dans les rangs tandis que retentissent le cri des commandements sans répliques et le bruit d’une musique qui se marche au lieu de s'écouter. Il n'est pas jusqu'à l'orphéon du village qui ne tourne autour d’un métronome comme pour apprendre de lui ce que doit être la musique boscave : la mise au pas de l'humanité.
                                        À quoi bon, d'ailleurs, faire l'honneur au Boscave d'une parole puisque, pour le faire marcher, voire courir jusqu'à sa mort inclusivement, il suffit de déclencher chez lui un réflexe conditionné vers l'objet symbolique de sa vanité : une médaille même pas en chocolat.
La contre-épreuve de la vanité fondamentale du troupeau boscave, c’est le coup de l’île déserte, ce pont aux ânes des caricaturistes, qui nous la fournit. Isolé au milieu de l'océan, le boscave naufragé sacrifie les deux tiers de son île pour creuser à la bêche « sa » piscine.
On avait oublié de vous dire que le boscave est ingénieux dès l'instant qu’il s’agit de détruire ou de se détruire.
Dans un désert, sans l’ombre d’une verticale à l'horizon, le pilote d’hélicoptère immobilisera son appareil à six mètres d’altitude pour pouvoir se pendre commodément. Et si jamais la corde casse, on peut compter pour la renouer sur l’obligeance d’un passant qui n'en voudra pas au désespéré de lui tirer la langue.
À coup sûr, Bosc est ironiste plutôt qu'humoriste dans la mesure où il est généralement incapable d'accorder à l'objet de sa moquerie cette tendre, cette secrète complicité que l'humour requiert. Par le rire qu'il provoque, il coupe vraiment les ponts - c'est de bonne guerre - entre nous et la gent boscave, ses pompes dérisoires, ses œuvres ridicules.
Mais encore faut-il ne pas se laisser prendre au piège du rire, au piège du mythe que nous tend cette ironie.
Malheur au naïf qui rirait imprudemment du boscave sans s'être préalablement regardé dans un miroir.

Miracle à Boscavie
                                                Cela dit, il était une fois deux boscaves qui, sur leur île déserte, défrichaient une forêt de cocotiers et, avec les tronc fichés en pilotis, édifiaient un ponton s'élançant bravement sur l'étendue océane, vers l'horizon infini... Oui, bien sûr, ce n'étaient peut-être que deux pontonniers militaires démobilisés par le naufrage et qui continuaient pas moins, absurdement, à travailler dans le génie ; leur ponton aura rendu son tablier bien avant d’avoir rejoint l’autre rive de l'imagination de ses auteurs.
Et cependant, comment refuser à ces deux farfelus quelque chose de ce respect que nous voulons, ô Breughel, aux artisans de la tour de Babel ?
Cette arche d’alliance laborieusement jetée vers l'autre monde, celui des autres, cet effort pour communiquer, n'est-ce pas une parole qui se cherche ? Maladroite comme celle d’un enfant, mais comme elle, qui nous touche au cœur ?

+ 2 photos : portrait de Bosc ; portrait de ses parents.

 

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